Photo by Mikhail Vaneev

Oct 30, 2010

30-10-2010

Le Temps - classique - samedi 30 octobre 2010

Les noces fébriles d’un violon et d’un piano

Vadim Repin et Nikolai Lugansky forgent une entente artistique somptueuse et nuancée

Deutsche Grammophon a encore le flair – Dieu merci! – de réunir deux solistes de trempe internationale pour défendre de la musique, tout simplement. Voilà qui fait du bien, à l’heure où les «albums concepts» sévissent, nom de l’artiste en grand, titre d’album incitatif, photo ultratravaillée. Pas de Sospiri (Cecilia Bartoli) ni de Mexico! (Rolando Villazón), mais trois compositeurs – Franck, Grieg et Janácek apparaissent en lettres majuscules sur la pochette du CD – servis par le violoniste Vadim Repin et le pianiste Nikolai Lugansky.

Du grand art. Du grand style, surtout. On mesure le fossé entre ces deux solistes et une pléiade de très bons musiciens qui signent des disques quatre étoiles sans se hisser au-dessus de la mêlée. Ici, nous sommes clairement en présence de deux calibres qui ont éprouvé leur art en se confrontant aux plus célèbres chefs et orchestres. Cette expérience de la scène se ressent dans leur interprétation.

Il y a là un luxe de sonorités, une palette de nuances qui sont l’apanage des grands. Par instants, c’en est presque trop, tellement Vadim Repin soigne ses volumes et développe un legato souverain. Et pourtant, le violoniste sibérien renoue avec une insolence d’adolescent dans la Deuxième Sonate en sol majeur de Grieg. Cette musique est un perpétuel jaillissement d’idées, spontanées et savantes à la fois – d’où le parallèle avec Mozart, comme Repin le souligne dans la notice explicative. Le piano souple et nerveux de Lugansky épouse son archet lumineux et fier: écoutez ce thème bondissant dans le deuxième mouvement. Irrésistible!

La Sonate de Janácek, elle, explore des contrées beaucoup plus sombres. Cela commence par un cri du cœur, qui s’estompe dans le lointain; le violon est laissé à lui-même, sur un accompagnement en spasmes (des trémolos) au piano. Vadim Repin et Nikolai Lugansky éclairent Janácek à la lueur de Brahms et de Tchaïkovski, d’où les gestes amples et fébriles. Dans leur beau CD Europa, paru chez Naïve, les Français David Grimal et Georges Pludermacher se montrent plus économes, à la recherche d’un lyrisme âpre et nu. On ira du côté de Repin pour la somptuosité de l’étoffe – qui nous a surpris dans un premier temps –, l’aristocratie sauvage, la richesse des inflexions (très beau deuxième mouvement). La prise de son réverbérée donne la sensation d’un grand instrument au dégradé infini.

La Sonate de Franck profite de cette veine romantique. Les phrases se déploient tout en courbes. Nikolai Luganski se délecte de sa belle sonorité plantureuse, un rien narcissique, le violon s’y love avec un lyrisme suave: on frise parfois le sentimentalisme (ces phrases étirées à leur paroxysme), mais le discours est mené avec intelligence. Repin sort le grand jeu – avec quelques portamenti à l’ancienne – dans le deuxième mouvement. Sublime mouvement lent («Recitativo-Fantasia»), riche en nuances secrètes. Et écoutez la manière dont Repin ourle la mélodie si tendre de l’«Allegretto» final. Fluide, admirable, Lugansky est transporté par le lyrisme si communicatif de son partenaire.

Ce disque s’inscrit d’ores et déjà comme un must de l’année.

Julian Sykes